Au vent des Kerguelen
Un séjour solitaire dans les îles de la DésolationParti de La Rochelle sur son cotre de 11 mètres, Christophe Houdaille parvient aux Kerguelen après trois mois de mer. Durant un an et demi, il séjourne seul sur l’archipel, au cœur des Cinquantièmes hurlants. Son voilier Saturnin devient son partenaire dans l’exploration du littoral et son abri dans les mouillages exposés aux humeurs de l’océan. Connaître la côte ne lui suffit pas, aussi le navigateur se lance-t-il dans d’incroyables randonnées hivernales, parcourant 2 000 kilomètres à pied à travers les îles de la Désolation, comme les avait baptisées James Cook. Il partage alors des moments chaleureux avec les scientifiques de la base de Port-aux-Français, et assiste au fascinant spectacle de la vie animale – combats des éléphants de mer, parades nuptiales des albatros et rassemblement des manchots.
1. Un destin austral
2. Premières joies, premiers doutes
3. Dépression du ciel et de l’âme
4. Recherche d’un site d’hivernage
5. Sous les falaises de l’ouest
6. Au seuil de l’hiver
7. Dans les montagnes de Courbet
8. La route interdite
9. Dans les entrailles de Kerguelen
10. Jours de trêve
11. Les plaines de Courbet
12. Le retour des animaux
13. Atermoiements
14. La marche vers l’Ouest
15. À la cour des albatros
16. Impossible adieu
17. La route à contresens
Dépression du ciel et de l’âme//Je regarde encore vers l’ouest, vers cette partie de l’archipel si peu visitée, si austère, tellement complexe. Ma poitrine se gonfle, mon cœur exulte. Je désire cette terre de toute mon âme. Elle me ressemble, elle est mienne, je veux tout savoir d’elle et lui consacrer ma vie. Oui, malgré sa démesure, ses caprices, ses violences et sa désolation, j’aime puissamment cet univers. Seul face à l’immensité minérale, j’ai envie de m’envoler tel un albatros pour embrasser ce dédale marin avec mon être tout entier ; je veux m’unir définitivement à chacune des montagnes et chacune des vallées.//p. 70
Premières joies, premiers doutes//Bientôt, mon regard se rive sur une ligne indistincte et sombre. Je la crois issue de mon imagination, cette silhouette indécise, je voudrais crier “Terre !” mais le silence ambiant me retient, je voudrais mieux croire mes yeux et laisser libre cours à l’ivresse opiniâtre de mon cœur ! Quelques minutes suffisent à confirmer mon espoir, gonflant mon âme d’enthousiasme et de soulagement : les contours se précisent, et dessinent un cône qui s’élève sur l’horizon de la nuit. Émergeant de l’immensité ondulante de l’océan austral, les îles Kerguelen ont la pudeur de se dévoiler dans l’obscurité. Depuis trois mois que nous sommes en mer, je n’attends que cet instant. Inondé de joie et de fierté, je contemple la mer noire tandis que le ciel, comme s’il récompensait notre courage, nous laisse rejoindre notre destinée en retenant son souffle.
Je descends dans la cabine où Pierre est endormi sur sa couchette. “Pierre, Pierre, réveille-toi ! fais-je en le secouant énergiquement, on est arrivés !” Certain que mon coéquipier ne m’en voudra pas de l’avoir arraché à son sommeil, je regagne le pont. L’ombre des îles Nuageuses, gardiennes de la Grande Terre, se profile à tribord. Dans la puissance mystique des premières lueurs de l’aube, ces rochers abrupts m’apparaissent tels des titans à l’orée d’un nouveau monde, tels des jaillissements primaires et telluriques sous la main du Créateur. Loin de moi l’idée de les aborder : seuls les oiseaux en ont fait leur sanctuaire. Les îles Nuageuses sont une réserve où toute visite est strictement réglementée pour éviter l’introduction d’autres espèces végétales ou animales. Les hommes eux-mêmes ont jeté l’interdit sur ces îlots pour en préserver l’impérieuse virginité.
Des lignes de hauteurs barrent l’horizon sous le vent. Les immenses plateaux sont entaillés de fractures blanchies par l’accumulation des neiges hivernales. Comme nous approchons, je désigne du doigt les falaises de la péninsule Loranchet, tout joyeux de mettre un nom sur les caps que je reconnais, ou de griffonner de rapides croquis du profil côtier. Depuis ses sommets jusqu’à la mer, soit sur 500 à 600 mètres de dénivelé, cette terre n’est qu’un amoncellement de roches sombres à peine égayées par les nervures des névés. Nous ne distinguons aucune végétation qui pourrait vraiment rompre la monotonie des perspectives minérales. “Où va-t-on mouiller ce soir, tu veux vraiment rester dans le nord ?” me demande Pierre, non sans inquiétude. Sa question est pour moi comme un coup de poing. Plutôt que de se joindre à mon bonheur dans un grand moment de réconciliation, Pierre n’éprouve aucune joie devant la perspective d’arpenter ces paysages fascinants, ni de jouer avec les manchots ou de photographier la parade nuptiale des albatros. Une interrogation me hante : comment pourra-t-il s’investir dans l’exploration, sac au dos, de l’archipel, alors que ses yeux ne brûlent que de la promesse d’arriver à Port-aux-Français, et d’entrer enfin en communication avec la métropole ?//p. 34-35
Sous les falaises de l’Ouest//L’étrave fend une obscurité sans fond. En suivant la progression sur l’écran du radar, je maintiens Saturnin au milieu du fjord. Bientôt, la luminosité qui filtre à travers la couche nuageuse me permet d’identifier la masse des montagnes qui m’entourent. Comme encouragé par le vol des damiers du Cap et des pétrels à menton blanc, le jour qui se lève diffuse sa clarté pâle, si douce qu’elle semble caresser les roches comme pour en modérer la rudesse. Lorsque je double la pointe d’Asnières, l’extrémité septentrionale de l’archipel apparaît. Sous les gigantesques fractures qui décomposent les plateaux, deux tours massives s’élèvent côte à côte. Parfaitement rectangulaires, elles semblent avoir été construites par la main de l’homme. Ce sont les deux piliers qui restent de la fameuse arche de Kerguelen qui s’écroula au début du XXe siècle. Immortalisée par les croquis des premiers explorateurs, elle fut encore aperçue en 1908 par Rallier du Baty, qui ne put que constater l’effondrement du monument lors de son second voyage. Ces deux piles mythiques demeurent le symbole de Kerguelen, à l’image des rêves glorieux et démesurés, mais tous implacablement brisés, que l’archipel n’a cessé d’introduire dans le cœur des hommes. Pour moi, elles ouvrent la porte de la côte ouest et de l’aventure absolue.
Sous un ciel couvert mais posé, la mer respire lentement au rythme de la puissante houle du large. Les caps Français et d’Estaing, extrémités nord de la Grande Terre, renvoient la houle en la hachant sous forme de vagues agressives qui s’entrecroisent. Le cap Aubert et ses hautes falaises noires, le cap Coupé avec sa colonie de manchots, le cap d’Aiguillon noyé dans les nuages, tous ces promontoires se dressent vers la grisaille du ciel pour défier les océans. Face à ces gradins titanesques, l’insignifiance de ma vie est flagrante. Je me présente sur une coque de noix surnageant dans un chaudron maléfique que les mauvais esprits peuvent brasser à tout moment. Ces esprits ne sont-ils pas tentés de déchaîner leur colère contre le petit homme effronté et prétentieux qui profane leur sanctuaire ? Malgré la crainte qui me tenaille, je suis comme aimanté par l’aventure. Parce que je suis seul, parce que j’accomplis ce que je croyais impossible, le paysage s’impose à moi dans sa monumentale majesté. Je ne navigue pas ici pour écouter ma raison mais ma passion, pour suivre l’appel secret qui m’envoûte, le grondement farouche des récifs qui murmurent à mon âme : viens ! Et je suis l’appel, fasciné, prêt à tout donner de moi comme la nature me livre ici tout d’elle-même. La houle éclate sur la ligne des récifs, tapissant la mer d’écume et soulevant un brouillard d’embruns. Je suis attiré par ces brassages massifs et tonitruants, anxieux de m’y jeter comme le vertige invite à se précipiter dans l’abîme. Je sens monter en moi la tentation de la fusion absolue, de l’apothéose cataclysmique et mortelle d’une coque dévorée par le monstre océanique, Léviathan d’écueils ou maelström d’entrailles affamées.
Je vise le large pour échapper au grondement sirénien de la côte et y plante ma proue, pénétré de visions terrifiantes… Saturnin passe respectueusement à distance, plus désireux que je ne le suis de ne pas se laisser prendre par la folie.
À l’entrée de la baie Inconnue, la houle canalisée par les parois verticales s’amplifie et brise avec force sur les rochers. Comme je pénètre au vent arrière, un violent roulis rend les voiles presque inutiles, c’est pourquoi je lance le moteur : le balancement est tel qu’il me faut me cramponner aux mains courantes pour ne pas tomber à la mer. Enfin, la baie s’évase, et l’eau s’étant assagie je peux affaler les voiles.//p. 95-97
Le retour des animaux//Par un matin calme, j’embarque dans l’annexe pour observer la vie sous-marine. Ce n’est pas la première fois qu’allongé sur les boudins, je me laisse dériver en détaillant les algues et la faune. L’eau est suffisamment limpide pour permettre de distinguer des ophiures et de nombreux crustacés jusqu’à 10 mètres environ. Les macrocystes remontent des profondeurs comme des arbres imaginaires. Une multitude de plantes et d’animaux vivent sur les parois rocheuses toujours immergées, les parant de rouge, d’ocre et de vert. Depuis la surface, au sec dans l’annexe, l’examen des fonds marins m’étonne et m’envoûte ; je plongerais si l’eau me rebutait moins.
Un autre jour, mes pas m’ont mené vers le sable clair de l’anse Thomas. Cette blancheur, surprenante au milieu des roches basaltiques si noires, est probablement due à des sables coquilliers assez récents. L’eau de la baie frémit sous les risées. Une énorme masse sombre, émergeant à peine, longe la plage : les yeux et les narines hors de l’eau, le dos au ras des flots, un éléphant de mer mâle inspecte les environs. Ondulant à peine, le mammifère de 3 tonnes est incroyablement à l’aise dans son élément. Voici qu’il sort de l’eau, tente de remonter au sec par quelques reptations successives. Que c’est fatigant ! Il retourne à l’eau, peut-être parce que la plage ne lui plaît pas…
Chaque jour, l’anse Sablonneuse accueille de nouveaux éléphants de mer. À ma première visite, deux pachas sont en vis-à-vis et semblent se partager le territoire. Début octobre, deux semaines plus tard, six harems totalisant cent seize femelles occuperont la plage ; le plus puissant des mâles possédera à lui seul soixante-quinze d’entre elles.
Pour l’instant, je tente de filmer un mâle solitaire. À mon approche, le monstre s’impatiente : les yeux exorbités de colère, éructant, poussant un son qui résonne comme s’il sortait des entrailles de la terre, il tente de m’intimider. La caméra posée sur le trépied, j’attends la charge du seigneur. Lorsque la masse de graisse s’ébranle, je déclenche le film, un œil dans le viseur, l’autre surveillant mon ennemi, puis détale en sauvant la caméra ! Le jeu est dangereux car si je tombais, je serais écrasé par le poids du monstre. C’est pourquoi je renouvelle la plaisanterie trois fois, pas plus, certain de tenir des images saisissantes.
À la fin du mois de septembre, quelques dizaines de femelles sont regroupées autour des mâles, et des nouveau-nés à l’air jovial donnent au tableau un aspect moins grotesque. Arpentant la grève, je repère une femelle qui nage à l’entrée de la baie. Elle se dirige droit vers la plage qu’elle longe d’abord, sortant sa tête au-dessus de l’eau pour observer ses congénères. Ayant choisi son mâle, elle se hisse sur le sable, en périphérie du harem. Le pacha la regarde à peine, sûr de son charisme. Quels sont les instincts, quels sont les stimuli et les pulsions qui guident ces mammifères vers des plages précises alors qu’ils ont passé l’hiver loin en mer ?
Le pacha dort, ronfle bruyamment. Il a tort car un autre mâle rôde, et veut profiter du sommeil de son ennemi. Le nouvel arrivant remonte sur la plage et tente de séduire une femelle. Les cris de celle-ci réveillent le roi. Avec une agilité et une vitesse surprenantes, il traverse son harem en rampant et en tirant son corps à l’aide de ses nageoires antérieures. Il bouscule de sa masse des femelles qui aboient leur désapprobation. D’autres, l’air intéressé, suivent les réactions de l’intrus. Il se dresse, prêt à défendre ses droits. Face à face, le corps arqué, semblant défier les lois de l’équilibre, les colosses dressent leur tête à 3 mètres de hauteur. Les yeux fous de colère, crachant leur haleine nauséabonde dans un concert aux résonances caverneuses, les éléphants se défient pour éviter le combat. Nul ne cède. La bataille s’engage. Lançant leur tête vers l’ennemi, ils tentent de mordre le cou de l’adversaire, déjà couvert de cicatrices. Dans les claquements de violence, les masses de graisse s’entrechoquent. Vue à 50 mètres de distance, la scène dépasse en force et en puissance tout ce que je pouvais imaginer. Le combat est bref. Le prétendant fléchit, baisse la tête en signe de reddition et recule, toujours face à l’adversaire. Puis, pivotant avec prestance, il fuit, encore poursuivi jusqu’à la mer. Le maître des lieux, de son cri rocailleux, affirme sa victoire avant de se rendormir en soupirant bruyamment.//p. 237-239
La Manche libre n° 3481, le 20 août 2011 :
« L’archipel des Kerguelen, dans les 50es Hurlants, justement appelé par Cook les îles de la Désolation. De France, cela fait trois mois de navigation. Nul n’y reste. C’est un défi, au mieux une escale, non un séjour. Alors, Christophe Houdaille se demande pourquoi il a voulu, plus de quatre ans après, y retourner en solitaire et vivre près d’un an et demi sur ces terres sauvages et tristes.
La réponse, c’est lui qui nous la donne, sans s’en douter. On la décèle en le lisant : Christophe Houdaille est un amoureux de la mer. Un marin. Un vrai. Le contraire d’un plaisancier. Plus largement, il aime la nature. Surtout avec ses éléments déchaînés et ses animaux sauvages.
Un magnifique récit autobiographique, éventuellement à compléter par Le Chant des voiles, petit recueil des pensées de ce sage un brin poète. »
Librairie de la mer :
« Un surprenant périple, carrément en dehors des sentiers battus ! La singulière aventure d’un solitaire tenace. »
Voiles et voiliers, 2000 :
« Pendant seize mois, Christophe Houdaille vit seul à Kerguelen, en autonomie quasi totale. Ce livre comporte de belles pages maritimes, s’intéressant moins au factuel qu’au sensoriel, nourries d’impressions que laissent ces jours et ces nuits, rythmés par la mer et le vent, au service du bateau. Mais le récit concerne surtout cette terre minérale des Quarantièmes, où le navigateur enchaîne des navigations osées et des randonnées hivernales. Loin de toute médiatisation et sans aucun moyen de communication avec l’extérieur, cette aventure à la rencontre de la faune et de la roche a une authenticité salutaire, en ces temps de commercialisation d’“exploits” plus ou moins fabriqués. »
Nicolas Vergneau, août 2000 :
« En ouvrant ce livre, j’ai eu l’heureuse surprise de lire le récit d’une aventure humaine, d’y trouver une réflexion, très juste, sur la solitude, la place de l’homme au sein du vivant, d’y vivre aussi, par procuration, une expérience fusionnelle. La lucidité et l’honnêteté dont l’auteur fait preuve dans l’exposé de ses angoisses et de ses doutes quant à l’objet réel de la quête entreprise à travers ce voyage, dans le récit de ses craintes de retourner à la “civilisation”, tout cela m’a beaucoup ému. Et puis naturellement il y a la description époustouflante d’une nature inviolée, dont l’austère beauté minérale est tellement éloignée de ce qui nous entoure quotidiennement. »
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