Exploration de la Sibérie (L’)
De Marco Polo à Roald Amundsen en passant par Christophe Colomb, Vasco de Gama ou Fernand de Magellan, les grandes révolutions cosmographiques du dernier millénaire ont fécondé les bibliothèques. D’entre tous ces rayons bien garnis, pourtant, il en est un qui paraît injustement clairsemé, à la lettre « S » : celui de la Sibérie. Les auteurs de L’Exploration de la Sibérie ont formé le dessein de réparer cette injustice.
Ainsi voit-on se lever, au soir du XVIe siècle, les Cosaques de la première heure à la conquête du Far East. D’un bond impétueux, ces conquistadors russes marchèrent de l’Oural au Pacifique « à la rencontre du soleil levant » dans une ruée fiévreuse vers l’« or doux » – la zibeline. Cent ans plus tard, annexant les terres, assujettissant les tribus indigènes, ils avaient déjà investi le bord extrême de l’Asie septentrionale, du « Grand Nez » (le cap Dejnev) à la « Deuxième Volga » (le fleuve Amour), sans oublier le Kamtchatka.
De cet immense continent, à l’aube du XVIIIe siècle, Pierre Ier fit un empire rien moins qu’eurasiatique. Son programme : concurrencer les Européens sur les mers du Sud en ouvrant une voie exclusive, sibérienne, vers l’Inde et la Chine, et « prendre Christophe Colomb par derrière » en jetant un pont russe vers l’Amérique, mission qu’il assigna à un vieux compagnon d’armes, le Danois Béring. Et surtout : explorer, explorer, explorer, avec toute la fibre encyclopédiste de son temps. Catherine la Grande, à la fin de ce siècle, étira l’aile sibérienne de l’aigle russe dans le même esprit civilisateur.
Napoléon détourna un temps l’Empire russe de son projet sibérien, mais la diversion ne dura pas. Partant, la voie était libre pour faire entrer le progrès en Sibérie avec son triple corollaire : l’industrie, la colonisation et bientôt le chemin de fer – le légendaire Transsibérien. Cela ne put se faire sans une légion d’explorateurs hors norme : bagnards décembristes, savants romantiques, exilés polonais, anarchistes, agents du tsar, militaires et autres intrépides Michel Strogoff. La Sibérie de nos livres d’enfants… En s’appuyant sur le goulag et le gigantisme industriel, l’État soviétique opéra au XXe siècle une exploitation intensive, grosse de dangers pour une Sibérie jalouse de sa virginité. Dès lors une pléiade d’aventuriers prêts à aller au bout d’eux-mêmes prirent la terre sibérienne pour un champ d’exploration de leurs propres limites comme en réponse à ces mots prémonitoires de V. Arséniev, l’auteur de Dersou Ouzala : « Que reste-t-il à l’homme quand il n’y a plus rien à découvrir, à explorer en pionnier ? Il lui reste l’exploit. »
Pour peindre cette histoire épique, les auteurs n’ont pas choisi le genre monographique mais le mode du récit dans les pas d’explorateurs tous différents, tous héroïques. Un récit qui s’abreuve aux premières sources : archives ou imprimés russes, souvent inédits.
Au temps des mammouths et des rhinocéros
Les débuts de l’histoire
Les peuples sibériens
Où les Russes entrent dans la danse
PREMIÈRE PARTIE – XVIIe siècle : Le temps des cosaques
1. Un conquistador russe (Ermak)
Une vie de cosaque
Par-delà la « Grande Pierre »
Trois hivers en Sibérie
2. La ruée vers l’or « doux »
Mangazeïa, la cité de la fourrure
Oceano nox
« Moi, Penda, petit trappeur libre… »
3. Le lac, le fleuve et l’océan
« Pétrouchka », le père des villes sibériennes
Cinquante-sept ans après l’Oural, le Pacifique (Békétov, Moskvitine)
L’Amour jusqu’au bout (Poyarkov)
L’avant-Béring (Dejnev, Stadoukhinka)
La deuxième Volga (Khabarov)
Le « Ermak » du Kamtchatka (Atlassov)
4. Le transit sibérien des ambassadeurs (Pétline, Baïkov, Spathari)
DEUXIÈME PARTIE – XVIIIe siècle : L’exploration extensive
1. Au commencement était Pierre
Le prisonnier et l’autodidacte (Strahlenberg, Rémézov)
Le premier explorateur scientifique (Messerschmidt)
Mission secrète (Evréinov, Loujine, Béring, Tchirikov, Gvozdev)
2. La Grande expédition
À l’ouest du Taïmyr, ou les lieutenants dégradés (Mouraviev, Pavlov, Malyguine, Ovtsyn, Minine)
Un voyage de noces (les Prontchichtchev)
À la pointe de l’Asie (Kh. Laptev, Tchéliouskine, Tchékine)
L’inaccessible passage (Lasinius, D. Laptev, Kindiakov)
Le détachement académique (Müller, Gmelin, La Croyère, Lindenau)
Chez les sauvages du bout du monde (Krachéninnikov, Steller)
La mort du Commandeur (Béring)
3. À la fin était Catherine
Les expéditions de 1768-1774 (Pallas et compagnie)
Le dernier rivage (Kobélev, Billings, Sarytchev)
TROISIÈME PARTIE – XIXe siècle : L’exploration intensive
1. Les bagnards explorateurs
Un « lieu idéal »
Les décembristes (Bestoujev, Batenkov, les Borissov)
2. Les « Russes étranges »
À la poursuite des terres fantômes (Gedenström, Sannikov, Anjou, Wrangel)
Le Colomb du permafrost (Middendorf)
3. Un explorateur nommé RGO
L’orographe (Czerski)
L’ami des Yakoutes (Sieroszewski)
Prince, géographe et anarchiste (Kropotkine)
« Où rugissait le tigre, siffle la locomotive… » (le Transsibérien)
QUATRIÈME PARTIE – XXe siècle : De l’exploration à l’exploit
1. Des explorateurs écrivains
Un géologue jules-vernophile (Obroutchev)
À l’école de Dersou (Arséniev)
2. Le retour aux origines (Okladnikov)
3. L’exploit au secret
L’homme au renne de fer (Travine)
Le piéton du Transsibérien (Choumitski)
Les traîneaux de la nuit polaire
EN GUISE D’ÉPILOGUE
Introduction//Il restait à parcourir et explorer, à coloniser tout un continent aux conditions climatiques et naturelles exceptionnellement rudes, qui n’existait pour ainsi dire pas sur la carte du monde. Celles de Herberstein et de Jenkinson, à la fin du XVIe siècle, s’arrêtent à l’Oby fluvius, cependant que le moine et voyageur français André Thevet écrit en 1575 dans sa Cosmographie universelle : “Entre Permie et Viatka gist la province dite Sibier, toute déserte à cause que les Tartares y sont toujours dedans et y font leurs courses…” C’est par les Russes et les étrangers entrés au service de la Russie que la Sibérie va pouvoir prendre forme sur les cartes et dans l’histoire consciente du monde.
On a pu dire que la Sibérie était comme prédestinée aux Russes, inexorablement tournés vers l’est depuis qu’ils avaient choisi Byzance contre Rome. Alexandre Herzen affirmait qu’elle leur a apporté un “supplément d’âme”, cette “dimension de folie nécessaire” qui les différencie des autres peuples slaves. À vrai dire, c’est avec l’assimilation de la Sibérie, son prolongement naturel, que la Rous’ devient la Russie (d’où la place unique accordée au cosaque Ermak dans l’imagerie populaire). Sans doute est-ce aussi ce qu’avait en vue, au XVIIIe siècle, l’historien et homme d’État Vassili Tatichtchev en affirmant, avec une intonation toute voltairienne, que “si la Sibérie n’existait pas, il aurait fallu l’inventer”. Mais la Sibérie existait bel et bien. Il ne s’agissait que de la découvrir.//p. 33
Par-delà la « Grande Pierre »//On voit bien que la cosaquerie, prompte à fuir, à brigander ou à guerroyer sans égard pour les alliances officielles du moment, donne d’elle l’image d’une force rebelle antisociale qui va nourrir la légende folklorique d’un Ermak libre larron. Au XVIIe siècle, il peuplera les contes et les chants populaires. Seul un autre cosaque du Don, près de cent ans après sa mort, parviendra à lui “voler la vedette” : Stépan Razine.
Un chroniqueur rapporte :
“Le voyage d’Ermak et de ses compagnons en terre de Sibérie s’est déroulé du Yaïk à l’Irguiz en son cours supérieur, puis en descendant le fleuve Irguiz qui se jette dans la Volga sur sa rive gauche ; ensuite Ermak a remonté la Volga.”
Les cosaques auraient en effet construit sur le Yaïk leurs premières embarcations. De là, par des affluents puis par portage, ils ont atteint le Grand-Irguiz dont ils ont descendu le cours jusqu’à la Volga, au sud des monts Jigouli. Sans doute ont-ils alors complété leur flottille. Il y a, sur la Volga comme sur le Don, une tradition navale déjà séculaire. Les connaisseurs commencent par repérer un grand arbre à proximité de la berge. C’est le plus souvent un tilleul. L’arbre est abattu, puis ébranché. Il faut alors creuser le tronc à l’herminette pour obtenir la carcasse du bateau. À ses bords, on cloue plusieurs rangées de planches longues. Résultat : un stroug, canot fluvial long de 10 à 20 mètres, large de 2 ou 3 mètres et d’un mètre de calaison ; on y place entre six et vingt avirons, plus une godille à l’arrière ; souvent, on installe un gréement d’appoint ; et c’est une vingtaine d’hommes environ qui peut y prendre place avec armes, munitions et provisions – pas plus de 6 ou 8 tonnes au total.
Une fois la flottille en place, la droujina se prononce une dernière fois sur les options stratégiques de l’expédition. C’est Ermak qui est élu grand ataman, signe que ses compagnons de la guerre de Livonie sont majoritaires. Ivan Koltso, figure notoire de la cosaquerie de la Volga, sera parmi les seconds couteaux. Il faut dire, comme nous l’avons vu, qu’Ermak est déjà un personnage à la réputation impressionnante : cela fait vingt ans qu’il court les “plaines sauvages” de la Volga et du Don, il appartient à la pléiade des pionniers de la “cosaquerie libre”. Autre question à trancher, le choix définitif de la destination. La troupe peut encore se diriger vers les rives persanes de la Caspienne, ou descendre le Don jusqu’à la mer d’Azov et ses rivages turcs ; mais s’en prendre à la Perse ou à la Crimée équivaut à s’attirer les foudres d’Ivan IV dont la diplomatie recherche la paix à tout prix dans cette région, et les cosaques “de service” préfèrent ne pas s’y risquer. Quant aux cosaques “brigands” que les oukases du tsar mettent à l’index, ils aspirent évidemment à se tourner vers des horizons nouveaux où l’armée régulière ne pousse jamais ses bottes. Ce sera donc bien la Sibérie.
De la Volga, la flottille s’enfile sur le fleuve Kama ; de la Kama, elle oblique à droite sur la Tchoussovaya. Là se produisent de violentes échauffourées avec les bandes armées du Tatar Aleï, de la lignée de Kutchum – lui-même descendant de Gengis Khan –, qui règne encore en maître sur un large pan de la Sibérie occidentale et qui contrôle à peu près tous les échanges existant entre Boukhara et le golfe de l’Ob. La Tchoussovaya traverse les terres de Perm, anciens domaines tatars passés dans les mains des colons russes. Perm est alors dans les extrêmes confins orientaux du royaume de Russie. Et comme la droujina d’Ermak l’emporte sur l’ost d’Aleï, elle se fait bien voir de la colonie russe, et surtout de la très riche famille Stroganov.
La famille Stroganov possède des comptoirs aux quatre coins de la Russie. Elle s’intéresse aux céréales récoltées dans les provinces orientales du pays, aux marchandises d’outre-mer achetées aux Occidentaux – Anglais et Hollandais – dans le port d’Arkhangelsk, aux fourrures de Sibérie obtenues principalement auprès des chasseurs indigènes. Elle exploite toute une flotte fluviale et maritime. Elle vit surtout de l’industrie du sel. Elle fait ainsi travailler plusieurs milliers d’hommes, avec une brutalité coloniale qui finira par déclencher parmi les indigènes des contreforts ouraliens ces révoltes antirusses dont nous avons parlé. En 1559, le vieil Anika Stroganov, “patriarche” de la dynastie, a même su convaincre Ivan le Terrible de lui laisser exploiter pour vingt ans tout le bassin du fleuve Kama sans payer d’impôt. Seule contrepartie, l’obligation d’ériger sur la Kama un fortin armé de canons pour repousser les hordes tatares.
La rencontre d’Ermak avec les Stroganov marque l’alliance symbolique de l’aventurier et de l’entrepreneur – condition première des grandes expéditions sibériennes du XVIIe siècle. Pour avancer vers l’est à cette époque, il faut un ramassis de têtes brûlées et un marchand armateur. La bénédiction ou la malédiction du tsar viennent plus tard. Cet été-là, Stroganov junior – Maxime – prend la décision d’équiper la droujina d’Ermak. Il fait couler un canon à son nom et complète l’arsenal des cosaques avec des arquebuses, de la poudre et du plomb. Sans doute fournit-il aussi des provisions de bouche : farine de seigle, biscuits, sel, gruau de sarrasin, tolokno (avoine grillée et moulue) – denrées consommées depuis toujours par les bateliers et nomades de Russie orientale. Pour Ermak, c’est un appoint logistique décisif ; pour Stroganov, c’est l’occasion de contrer le harcèlement des bandes armées tatares et, peut-être, d’ouvrir une voie marchande en direction des chasseurs indigènes de fourrure. Nul doute que les Stroganov, forts d’une culture géographique patiemment acquise au contact des peuplades ouraliennes et des prisonniers tatars, connaissent bien l’hydrographie et le relief de l’Oural, et qu’ils renseignent les cosaques sur le chemin à suivre en les faisant même accompagner par des guides. La date du départ, le 1er septembre 1582, aura été choisie en conséquence. Plus tard et jusqu’à nos jours, les Stroganov seront dépeints comme les véritables initiateurs de la campagne d’Ermak. Les canots cosaques auraient même commencé par couler sous le poids de leurs généreuses batelées. Songeons tout de même à ce qu’il y a de folie dans cette expédition : la droujina ne peut atteindre l’Irtych avant la fin du mois d’octobre, période où les fleuves sibériens se figent dans la glace et bloquent la navigation ; passé cette échéance, c’est l’hivernage forcé en territoire hostile, ingrat et peuplé de guerriers tatars. Les Stroganov, qui le savaient mieux que quiconque en Russie, pouvaient donc douter des résultats promis de leur investissement… Mais leur alliance avec Ermak est un fait incontestable.
Quand la colonne d’Ermak quitte le fief des Stroganov, elle compte 540 hommes. Elle a d’ailleurs bien failli ne pas partir : à peine les cosaques ont-ils atteint l’Irtych qu’Ivan le Terrible envoie (novembre 1582) une missive courroucée chez les Stroganov pour jeter l’opprobre et la disgrâce sur Ermak et pour exiger sa livraison aux autorités :
“[Les atamans de la Volga] nous ont brouillé avec la horde de Noghaï, ils ont battu ses ambassadeurs sur les portages de la Volga, ont détroussé et battu la horde de Bazar, ont volé et causé beaucoup de tort à nos hommes [allusion au voïvode Pelepelitsyne, pillé l’année d’avant par le compagnon d’Ermak, Ivan Koltso].”
La première incursion russe en Sibérie aura donc commencé contre l’avis du tsar.//p. 42-47
À l’école de Dersou (Arséniev)//“L’ami et le frère” des aborigènes est le premier sibériologue à s’essayer à l’expression cinématographique. Dans les années 1920, Arséniev est le scénariste et le consultant d’un film-document, Oudè (Hommes des bois), tourné dans les profondeurs de la taïga pour immortaliser les images d’un peuple menacé de disparition (1 370 âmes à l’époque)… Une indigène oudèguée est enceinte. On la place dans une yourte isolée, la privant de contact avec l’extérieur. Seules quelques femmes lui apportent à manger, mais sans lui adresser la parole. L’enfant vient au monde. Deux années plus tard, il tète encore le sein de sa mère tout en tirant ses premières bouffées sur la pipe de son père. À 4 ans, le petit d’homme est d’un secours indispensable à la chasse. Il conduit superbement un canot taillé dans la masse d’un tronc d’arbre. Scènes de chasse, partage du travail entre les hommes et les femmes, fêtes, oraisons chamaniques, rite de la tête d’ours mangée après la chasse, tels sont les grands moments mis en scène. Le scénariste continue avec La Taïga de l’Oussouri, Toumgou, Les Éleveurs de rennes.
En 1918, Arséniev se rend au Kamtchatka. Archéologue improvisé, il y découvre les vestiges du fortin d’Atlassov sur le haut cours du fleuve Kamtchatka. Au village de Kamaki, il visite un vieux campement kamtchadale décrit en son temps par Krachéninnikov. Il rencontre aussi Roublev, ancien compagnon de voyage de Prjévalski. Atlassov-Krachéninnikov-Prjévalski : partout le voyageur reconstitue la chaîne des explorations, dont il se veut l’un des maillons. Surtout, il se réjouit de voir de si près le matin du monde. Extrait de journal : “Que le Kamtchatka est une contrée primitive ! Les habitants y utilisent encore le silex et le briquet. Chaque Kamtchadale en a toujours sur soi. On cueille l’amadouvier dans les bois, sur les bouleaux. On frotte une mèche brûlée à l’amadou. Où qu’on aille, on emporte un silex, un briquet, de l’amadou. Les allumettes peuvent manquer, s’abîmer, prendre l’humidité ; mais le silex, le briquet et l’amadou, jamais. De plus, les gens savent encore faire le feu par frottement. Un procédé auquel ils recourent continuellement, quand ils n’ont plus d’allumettes, de silex, de briquet ou d’amadou. Pour ce faire, ils utilisent une plaquette tendre de peuplier et une tige sèche de mélèze ou d’aune. Détail intéressant, leurs pièces de silex sont d’anciens racloirs [à peau] taillés et retouchés. Mais ils n’en savent rien et pensent que leurs ancêtres en faisaient le même usage.”
Arséniev vieillissant continue de trop bouger. Dans les années 1920, il explore la vallée de la Guijiga, visite les îles du Commandeur, escalade le mont Avatchinskaya, conduit une expédition de Sovietskaïa Gavan à Khabarovsk en 1927. “J’ai parcouru la distance en cent seize jours. Il m’a fallu franchir cinq cols et creuser neuf canots. Pas une âme qui vive rencontrée en chemin. Des conditions météorologiques détestables : un été de pluie, 63,3 % de journées pluvieuses. Nous avons été attaqués par un tigre…” Il en va de ses charges administratives et professionnelles comme de ses expéditions : impossibles à énumérer toutes. RGO, musées régionaux (inexistants avant lui), Société d’archéologie, comité des archives d’Extrême-Orient, Société des orientalistes, Société nationale de géographie de Washington, Université de Vladivostok, Société des randonneurs… Ses biographes applaudissent bruyamment à l’énergie bouillonnante du grand explorateur.
À tort, peut-être. Il y a en effet comme un voile d’amertume sur la dernière décennie de sa vie, d’ailleurs gâchée par une sanglante tragédie familiale : ses parents, son frère, sa belle-sœur et ses deux sœurs massacrés par des voleurs à Doubobchtchina, en Ukraine (novembre 1918). En proie à une “routine insoutenable”, il se sent privé de sa liberté d’écrire. “Il ne me reste plus guère qu’une dizaine d’années à travailler, confie-t-il à l’académicien Oldenbourg. Après, on aura beau me passer au pressoir, plus une goutte ne sortira. Je songe à quitter mes charges administratives. Je ne répugnerais pas à prendre un petit emploi de relieur d’archives, pourvu que je puisse me libérer à 3 heures de l’après-midi pour mes activités favorites qui sont le sens de ma vie…” À l’évidence, ce ne sont pas là les propos d’un homme en harmonie avec lui-même. Mais il y a d’autres signes de contrariété : “La première fois que je suis arrivé dans le pays, les environs de Vladivostok étaient couverts de forêts où couraient toutes sortes de bêtes sauvages. Il n’y avait alors ni routes ni sentes. Chaque voyage dans la taïga imposait des privations et présentait même des risques de mort. Je me revois gravissant avec peine le ‘mont Chauve’ à la source de la rivière Sédanka. Vingt-huit ans plus tard, j’y suis retourné. J’y ai trouvé des jeunes gens, garçons et filles, venus là en automobile… Ils avaient le cœur à rire, à plaisanter. Jamais ils n’auraient pu penser que l’homme qui passait près d’eux avait été le premier à tracer le chemin jusqu’ici, une lourde besace aux épaules, les vêtements déchirés, le visage en sueur.”
Arséniev, lui, n’a pas le cœur à rire. Il voit se faner la virginité d’un pays, pour laquelle il a milité, écrit. Les gens d’ici qui le tiennent pour leur “frère” sont en train de disparaître, emportant avec eux dans le néant une culture multiséculaire de communion avec la taïga. Leurs lettres sont des cris de mourants. Les jeunes automobilistes hilares l’agacent pour l’oubli qu’ils incarnent de ce savoir-vivre ancestral. Non que notre homme – pionnier du cinéma ethnographique – boude la modernité, mais il se regimbe contre l’acculturation qu’elle entraîne et sent bien que cette bataille est perdue.
En 1930, on le charge de superviser quatre expéditions de reconnaissance en vue de la construction d’un vaste réseau ferroviaire, ambitieux chantier de développement économique de la région. “Ce sera mon chant du cygne”, devine Arséniev. Il en revient malade, en effet, et s’éteint le 4 septembre de la même année. Ultime contrariété, celui qui rêvait d’être inhumé dans la taïga connaîtra un enterrement de ville dont parle ici sa femme : “Vladimir Klavdiévitch est mort d’un arrêt du cœur le surlendemain d’un accès de pneumonie striduleuse contractée sur le cours inférieur de l’Amour lors de sa dernière expédition. La ville entière était à ses obsèques, un cortège de plusieurs milliers de personnes. Je savais qu’il était populaire et chéri de beaucoup, mais jamais je n’aurais osé croire qu’il avait tant d’amis, qu’il était apprécié et respecté de tous.” En 1952, la bourgade de Semenovka fut rebaptisée Arséniev. On peut y voir, depuis 1972, un monument à la gloire conjointe du voyageur et de son ami Dersou.
Ce tandem de l’explorateur-écrivain et du guide indigène n’est pas un cas unique dans la Sibérie du XXe siècle. Il n’est qu’à citer l’exemple moins connu du géodésien Grigori Fédosseïev (1899-1968), continuateur de la tradition arséniévienne : Pachka de la tanière aux ours, L’Esprit mauvais de Yambouï, La mort m’attendra… Dans Le Chemin de l’épreuve, l’auteur brosse le portrait d’un guide évenk nommé Ouloukitkan, incarnation de cette même culture taïguéenne. (Mort nonagénaire d’un accident de chasse, l’Évenk survivra à “son” roman.)//p. 453-457
En guise d’épilogue//La Sibérie, pourtant, n’est pas au bout de ses peines. On comprend l’amertume d’un poète régional qui se lamente en 1995 : “Ô Sibérie,/On a coupé tes ailes de neige/Qui devaient nous guider dans la nuit/Pour nous conduire au paradis…”
Tout s’annonçait si bien au début du siècle. En 1916, l’écrivain et scientifique A. Gastev voyait ainsi l’avenir de la Sibérie : “L’express fonce au milieu de champs baignés de soleil, sillonnés et cultivés par un monstre d’acier. Les steppes et la toundra jadis inhabitées sont devenues le grenier de la planète. Krasnoyarsk est le centre de la science et de la culture mondiales. Les cargos viennent mouiller face aux rives de l’Ob et de la Léna. Des milliers d’usines, à l’écart des villes oasis dans la forêt, dressent fièrement leurs cheminées dans le ciel de la contrée aux richesses fabuleuses qui ont mis fin à l’esclavage de la misère…”
Les bolcheviks semblent vouloir réaliser ce rêve quand ils lancent les grandioses chantiers sibériens dans les années 1920. Mais l’exploitation industrielle planifiée et néanmoins sauvage a fait que la Sibérie, au déclin du XXe siècle, se retrouve au bord d’une véritable catastrophe écologique, dont les immenses mers de pétrole au milieu de la taïga, l’abattage anarchique des arbres sur des milliers d’hectares et la menace pesant sur le lac Baïkal, la plus grande réserve d’eau douce du monde, ne sont que les emblèmes connus. Certes, le Goulag semble bel et bien s’effacer de la terre sibérienne, mais le capitalisme sauvage et les mafias locales, souvent menées par les anciens droit-commun qui ont fait de cette contrée leur terre d’élection, pourraient y implanter un nouvel enfer et parachever ainsi l’œuvre de la “main satanique” aperçue dans le ciel de Sibérie par l’archiprêtre Avvakoum, au XVIIe siècle.
Le péril écologique est côtoyé par le désastre culturel qui frappe en premier lieu les peuples autochtones de la Sibérie, auxquels le régime soviétique avait donné un alphabet tout en les arrachant au mode de vie traditionnel. On vit même Alexeï Okladnikov, qui explorait le lointain passé de la Sibérie, vibrer d’enthousiasme, sans aucun doute sincère, en évoquant “les Nanaïs, Nivkhs et Oultches devenus ouvriers, ingénieurs, tractoristes”. Toutefois, que restera-t-il bientôt des “aborigènes du Nord” qui, excepté les Yakoutes, sont à peine plus de 200 000 aujourd’hui au milieu des 24 millions d’habitants de la Sibérie (au recensement de 2010 : 44 640 Nénets, 37 843 Évenks, 30 943 Khantys, 22 383 Évens, 15 908 Tchouktches, 12 269 Mansis, 12 003 Nanaïs, 7 953 Koriaks, 7 885 Dolganes, 4 652 Nivkhs, 3 649 Selkoups, 3 193 Itelmènes, 2 765 Oultches, 1 603 Youkaguirs, 1 496 Oudègués, 862 Nganassanes, 596 Orotches, 513 Néguidales, 295 Oroks, 227 Enets) ? De plus en plus décimées par l’alcool, loin des préoccupations économiques et culturelles des “Nouveaux Russes”, ces ethnies paraissent vouées à disparaître dans une lente agonie, au point que certains Nénets et Évenks en viennent à regretter que l’on n’ait pas créé pour eux des réserves comme pour les Indiens d’Amérique du Nord…
Les Yakoutes plus nombreux (478 000 en 2010), portés par une élite intellectuelle qui est implantée à Yakoutsk comme à Moscou et Saint-Pétersbourg, voient au contraire s’éveiller leur conscience nationale, qui les a notamment poussés à rejeter leur nom jadis repris par les Russes aux Toungouses pour retrouver leur ethnonyme originel de Sakhas. Mais les plus lucides d’entre eux savent bien qu’ils ne pourront s’arracher par eux-mêmes à la tutelle du centre, aussi attachent-ils davantage leurs espoirs à l’autonomie, voire à l’indépendance de la Sibérie.
L’idée en remonte à la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque N. Yadrintsev, G. Potanine et d’autres “régionalistes sibériens”, souvent jetés en prison et condamnés aux travaux forcés, entreprirent de préconiser l’exemple de l’Amérique du Nord “dont la seule chance a été de couper le cordon ombilical avec la métropole coloniale”, comme l’écrivait dès 1841 Piotr Slovtsov, auteur d’une histoire monumentale de la Sibérie, qui passe pour l’ancêtre des séparatistes sibériens. Leur projet s’articulait autour du potentiel économique de ce continent et de l’existence d’une “entité sibérienne manifeste, aux traits ethniques et psychologiques distincts de ceux des Russes européens”. Il est remarquable de voir que N. Yadrintsev dénonçait dès les années 1880 “le pillage et la dévastation de la Sibérie par un pouvoir central qui n’a pas la moindre notion de notre pays, ni le souci de contribuer à sa prospérité : forêts brûlées, faune exterminée, matières premières anarchiquement exploitées et emportées, agriculture extensive qui épuise le sol”. Déçu de ne pas être suivi, ayant eu la vision de “cette chose pourtant incroyable : la nature sibérienne ruinée par l’homme”, Yadrintsev met fin à ses jours le 7 juin 1894.
Ses idées semblèrent toutefois commencer à prendre corps lorsque l’Union régionale de Sibérie approuva un projet d’autonomie en août 1905, fortement amplifié par les congrès sibériens d’octobre et décembre 1917. La république d’Extrême-Orient, créée en avril 1920 à la faveur de la guerre civile, ne s’étendait certes qu’à la Transbaïkalie, à la région de l’Amour et au Primorié, mais il aurait pu s’agir de la “première hirondelle” saluée par G. Potanine, “citoyen honorifique de Sibérie”. Mort deux mois après, il ne verra pas s’effondrer les derniers espoirs en novembre 1922, lorsque la république d’Extrême-Orient sera rentrée dans le giron de la Russie soviétique. Ce n’était cependant pas le mot de la fin. Après la délitescence de l’URSS, Krasnoyarsk a accueilli en mars 1992 le premier congrès des députés des territoires de Sibérie sous le drapeau blanc et vert de cette contrée. Les partisans de l’indépendance y étaient en minorité, mais, de l’avis des observateurs, rien n’est encore joué.
L’on a néanmoins du mal à imaginer que la Sibérie se détache de la Russie, tant elles sont complémentaires. “La Russie peut être amputée de l’Asie centrale, de cette Asie trop asiatique qui lui est foncièrement étrangère ; elle peut également perdre les pays baltes qui lui sont antinomiques et le Caucase où elle ne fait que s’embourber depuis plus d’un siècle. La Russie peut même abandonner sa cousine slave orientale, l’Ukraine, qui lui ressemble trop par tous ses défauts. Mais s’amputer de la Sibérie, cela reviendrait pour elle à perdre une partie de son âme même, et à perdre aussi une chance inégalée de se rattacher à cette région du Pacifique où vont se jouer demain les destinées de l’humanité.” L’écrivain sibérien Valentin Raspoutine traduit ici les inquiétudes de ceux qui, soucieux de l’avenir économique, écologique et culturel de la Sibérie, ne conçoivent cependant pas une rupture avec la Russie sans laquelle elle ne serait pas telle que nous la connaissons.
Il n’en demeure pas moins que la Sibérie ne peut survivre que si elle cesse d’être repliée sur elle-même, pour s’ouvrir au reste du monde. Voilée durant près de trois siècles aux étrangers qui, explorateurs au service de la Russie, étaient dûment censurés, ou qui, voyageurs de passage, tels Chappe d’Auteroche ou Jean-Baptiste de Lesseps, devaient se fier à leur intuition et à leur imagination pour aller au-delà de ce qu’on avait bien voulu leur montrer ; dissimulée au monde par les bolcheviks qui en avaient fait le parangon du bagne et un polygone stratégique, la Sibérie apparaît aujourd’hui, malgré ses souillures, un des rares lieux du globe où l’aventure est encore possible. La Sibérie n’est certainement plus à inventer, mais peut-être reste-t-il à la redécouvrir.//p. 513-517
Romance en Fa mineur//Il existe un endroit sur terre touché par l’ongle blanc de Dieu_: c’est le lac Baïkal, tracé comme un croissant de lune dans les plaines de Sibérie. Si vive est sa splendeur, si bouleversant son éclat, que ses riverains en sont devenus muets. Le coup de foudre, ils le connaissent tous les jours.
C’est à Davcha, petit village en bois au nord-est du lac, qu’avaient choisi de s’installer Sacha et Liouba, après quinze ans d’une vie mouvementée à Moscou. Cardiologue, Sacha avait fini par perdre pied dans la capitale blessée par une hypertension rampante, engloutie dans la fumée noire du progrès. Au cœur gris et malade de la Russie d’Europe, il avait préféré le cœur puissant et céleste de la Sibérie, le Baïkal, où se jettent d’innombrables rivières. Un cœur aimable et transparent, qui bat depuis la nuit des temps. Liouba, quant à elle, avait abandonné sans regret sa carrière de pianiste_: les notes n’étaient plus les mêmes, depuis tous les changements. De surcroît, ses amies l’avaient délaissée, avalées par leurs carrières respectives dans de grandes entreprises, ou encore dans les ambassades, aux côtés d’expatriés un peu paumés. L’argent aimante la majorité des êtres_: c’est la meilleure nouvelle qui soit, pour une minorité qui comprend la vraie richesse.
Fini le trois pièces exigu sur le bruyant Leningradski Prospekt_! Fini l’ennui des boutiques et des centres commerciaux_! Sacha et Liouba avaient trouvé la maison de leurs rêves dans un hameau idyllique, situé au pied des monts Bargouzinski_: une isba comme dans les contes de fées, aux rondins couleur chocolat, avec trois fenêtres ourlées de dentelle, face au lac. Une seule pièce, avec le minimum pour un bonheur optimum_: un poêle à bois. Le poêle en Russie est à l’homme ce que le sein est au nourrisson. Une chaleur jouissive. Pourquoi désirer quand on a le feu_? Les deux époux étaient partis avec peu de biens_: des livres, de la musique et des vêtements, c’était tout. Sacha avait réussi à vendre ses instruments de travail à ses confrères à l’hôpital n° 7 et avait troqué sa trousse médicale pour une belle canne à pêche, dénichée sur le marché d’Irkoutsk.
Le seul objet difficile à mouvoir fut le piano de Liouba…//p. 11-12
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