Sous l’aile du Grand Corbeau
De Seattle au détroit de Béring
Amoureux du Grand Nord, Émeric Fisset s’est lancé un audacieux défi : relier Seattle au détroit de Béring, en traversant le Canada et l’Alaska. Commence alors un périple d’un an et demi, qui voit se succéder 4 000 kilomètres en kayak de mer au long des côtes sauvages du Pacifique Nord, hantées par les otaries et les baleines à bosse, puis 3 000 kilomètres à pied et en traîneau à chiens à travers la taïga et la toundra boréales, royaume des ours et des caribous. Dans ce finistère quasi désert du Nouveau Monde, les rencontres avec les habitants, qu’il s’agisse d’autochtones indiens et eskimos ou de pionniers blancs, prennent une intensité particulière. Plein ouest, l’aventurier nous entraîne dans sa folle équipée, jusqu’à la banquise traîtresse du détroit mythique qui sépare l’Asie de l’Amérique.
Prologue
Ire partie – PRÉMICES
À pied de Seattle à Vancouver (20 janvier – 12 février 1994)
1. Seattle, État de Washington
2. Île Bainbridge, Puget Sound
3. Port Angeles, péninsule Olympic
4. Vancouver, Colombie-Britannique
IIe partie – LE PRINTEMPS HOULEUX
En kayak de Vancouver à Ketchikan (12 février – 18 avril 1994)
5. Sechelt, côte Sunshine
6. Powell River, détroit de Malaspina
7. Blind Channel, île Thurlow West
8. Alert Bay, île Cormorant
9. Cap Caution, détroit de la Reine-Charlotte
10. Bella Bella, île Campbell
11. Chenal Grenville, Inside Passage
12. Prince Rupert, île Kaien
13. Metlakatla, île Annette, Alaska
IIIe partie – L’ÉTÉ PLUVIEUX
En kayak de Ketchikan à Anchorage (18 avril – 31 juillet 1994)
14. Ketchikan, île Revillagigedo
15. Meyers Chuck, péninsule Cleveland
16. Wrangell, île Wrangell
17. Petersburg, île Mitkof
18. Baie Warm Springs, île Baranof
19. Sitka, île Baranof
20. Juneau
21. Pelican, île Chichagof
22. Elfin Cove, Cross Sound
23. Baie Lituya, golfe d’Alaska
24. Yakutat, baie Yakutat
25. Cap Yakataga, golfe d’Alaska
26. Cordova, Orca Inlet
27. Chenega, Prince William Sound
28. Kenai, Cook Inlet
IVe partie – L’AUTOMNE RADIEUX
À pied d’Anchorage à Saint Michael (31 juillet – 25 octobre 1994)
29. Anchorage, Cook Inlet
30. Eagle River, Susitna Flats
31. Willow, vallée du Susitna
32. Vallée de la Kahiltna, chaîne de l’Alaska
33. Col Shellabarger, chaîne de l’Alaska
34. Lac Farewell, nord du col Rainy
35. McGrath, fleuve Kuskokwim
36. Flat, bassin de l’Innoko
37. Shageluk, rivière Innoko
38. Entre l’Innoko et le Yukon
39. Grayling, fleuve Yukon
40. Rivière Swift, bassin de l’Anvik
Ve partie – UN STUDIEUX HIVERNAGE
Parmi les Eskimos yuit et iñupiat (25 octobre 1994 – 14 janvier 1995)
41-45. Saint Michael, Norton Sound
VIe partie – L’HIVER PÉRILLEUX
À traîneau de Saint Michael au détroit de Béring (14 janvier – 24 mars 1995)
46. Rivière Golsovia, Norton Sound
47. Koyuk, baie Norton
48-50. Nome, rivière Snake
51. Brevig Mission, Port Clarence
52. Wales, détroit de Béring
53-54. Shishmaref, île Sarichef
Épilogue & postface
Prologue//C’est à restituer la beauté du Grand Nord, à chanter la geste de ses habitants que je souhaite désormais me consacrer. Au risque de retirer de mes séjours là-bas l’amer sentiment de n’en avoir perçu que des facettes. Mais n’en va-t-il pas de même à la vue de tout iceberg ? Voilà donc que sur des cartes assemblées, avec l’océan Glacial Arctique au centre, je me suis repris à rêver. De neige, de baleines, de pureté. Mon doigt a glissé de Seattle pour se porter jusqu’au détroit de Béring, et a osé esquisser le retour jusqu’à Paris. Pourtant, tandis que je concevais ce projet qui, après la Colombie-Britannique, devait me ramener en Alaska, je me découvrais atteint d’une maladie neurologique, la myasthénie. Arrivé sur le détroit de Béring, après un an et demi de péripéties, j’ai eu la certitude d’en être guéri. J’avais eu raison de croire en ma bonne étoile, à mes retrouvailles avec la nature et à l’amitié des autochtones. Ce récit est celui de mon dépaysement dans les terres américaines que borde le Pacifique Nord. Elles furent les dernières de la planète à être explorées, l’Antarctique excepté. Là, en kayak de mer, à pied ou à traîneau, j’ai eu parfois l’impudence de songer que j’étais le premier à les visiter. Béring, Cook, Lapérouse et Vancouver ont été mes guides. Le détroit de Béring, un appel à relier deux continents. La banquise entre le Nouveau et l’Ancien Monde, mon ordalie. Mais tout cela n’est-il pas déjà notre histoire ?//p. 13
Cap Caution, détroit de la Reine-Charlotte//La lumière du phare de la pointe Scarlett a balayé ma nuit blanche. Chaque heure, je me suis réveillé en songeant à l’épreuve inévitable qui m’attend. Son nom sonne étrangement pour moi : Pacifique ! La carte laisse présumer le danger : God’s Pocket, Storm Islands, Cape Caution, Safety Cove. Bien avant l’aube, Allan Tansky, le gardien qui, à 3 heures 40, transmet le premier des sept bulletins quotidiens, m’annonce que la météo est favorable : “Un front de perturbations est prévu pour demain seulement.” Je me lève à 5 heures, l’estomac noué. Vite, je boucle mes sacs étanches. Dans la poche dorsale du gilet de sauvetage, j’enferme une couverture de survie et le saumon fumé que l’épouse d’Allan m’a remis la veille. À droite, mes poches contiennent une boussole et un sachet de fruits secs mêlés de Granola. À gauche, un chapeau, un bandeau pour la tête, des mitaines, un couteau, des allumettes et un sifflet. La jupe du kayak, qui enserre ma taille, contient en outre une lampe frontale, deux fusées de détresse et de quoi allumer rapidement un feu. En cas de chavirage et de perte de l’embarcation, cet équipement serait ma seule chance de survie avec le chandail que je porte sous la combinaison.
À 6 heures 30, je glisse avec le jour hors de l’anse du phare. Le ciel est couvert et la marée juste descendante. Le vent de sud-est malmène le drapeau canadien. Sitôt passés les rochers où s’accrochent les bâtiments rouge et blanc, sitôt tu le ronflement de leur générateur, s’ouvre la perspective des eaux froides et hostiles. À bâbord, les deux îles Pine et Redfern cassent encore la houle du Pacifique. Exiguës, elles encadrent l’îlot dit Herbert, devant mon étrave. D’abord simple rocher à 6 kilomètres, il profile lentement sa station météo automatisée. La houle n’est encore que de 2 mètres et déjà les lames explosent en cathédrales d’écume sur les récifs épars. J’entends parfois leurs orgues frémissantes et j’envie alors les quatre goélands qui dérivent sans crainte sur l’une de ces grumes flottantes qui sont ma terreur. Elles ponctuent ma progression avec les chevelures gominées des algues. J’entame un rosaire en dépassant l’île Herbert : au loin, à 12 kilomètres, se dessine la côte bleutée où je devine le débouché du chenal Slingsby. Au mois d’août 1792, c’est dans un de ces chenaux que le Discovery s’échoua le temps du reflux. Aussi son commandant, George Vancouver, baptisa-t-il Caution (“prudence” en anglais) ce cap de tous les dangers. Depuis, ses eaux suscitent l’effroi. J’évite de songer à la distance qui me sépare de lui, à peine discernable sur l’horizon. Surtout, ne pas prêter attention au tangage. Ne pas considérer cette houle qui soulève le kayak et me retourne le cœur. Garder des forces pour combattre les vagues. Rester calme : la journée promet d’être longue avec 60 kilomètres de côtes exposées aux sautes d’humeur du Pacifique. En rejoignant la frange littorale de Queen Charlotte Sound, je pagaie devant un remorqueur dont je parviens à déchiffrer le nom, Samson. Je le perds de vue malgré sa barge de conteneurs 800 mètres à la traîne, dans cette houle de plus en plus creusée. Un senneur, qui gagne sans doute Prince Rupert, disparaît lui aussi, antennes et mât inclus. Je tourne fortuitement la tête, alors que je prends appui avec la pagaie dans quelques moutons pour me maintenir en équilibre : à 10 mètres à peine, le bleu ferry-boat d’Alaska fonce droit sur moi ! Il ne peut pas me voir. Je m’écarte de sa route à grandes brassées. Filant à 20 nœuds, l’express côtier me frôle dans un bouillonnement furieux. Des passagers sur le pont m’ont aperçu, vers qui j’esquisse un salut. Au même moment se profile au loin la masse blanche du bâtiment des BC Ferries qui, comme chaque semaine, rejoint Port Hardy.
Pendant combien de secondes un néophyte réussirait-il à se maintenir dans une telle furie ! Et dire que je l’étais encore il y a trois semaines ! Je n’ai rien avalé ni bu au matin, et je suis incapable de sortir le moindre raisin sec de ma poche. Pourvu que je ne faiblisse pas ! Une barre de rouleaux rend inabordables les vastes plages avant le cap. Il faut poursuivre. Encore. Et la tension est telle, en ces instants, que je fonds en larmes dès que j’ai doublé la balise blanche à capteurs solaires. L’île Egg, au large, présente un phare habité. Il doit être midi. J’aimerais connaître l’heure exacte : la marée m’a aidé à sortir du détroit et je compte sur sa bascule, par-delà le cap, pour qu’elle m’emporte plein nord. Mais, né sans montre, je le suis resté ! À Paris, je suis même devenu champion dans l’art de voler l’heure. Et, si j’en fais l’effort, je peux garder la conscience du temps à dix minutes près. Aujourd’hui cependant, plus le moindre repère : la situation est trop exceptionnelle. Le Caméscope, seule horloge disponible à bord, est dans le cockpit : pas question de l’en extraire, dans de tels remous. Sur ma gauche, à quelque distance, je devine un objet longiligne. Orangé, gonflé, ballotté par la houle… Je m’inquiète : et s’il s’agissait d’un noyé ? Je dois m’en assurer. Mais comment me maintenir à sa hauteur ? Comment le remorquer jusqu’au rivage ? Le sang afflue à mes tempes, mon pouls s’accélère. L’objet se précise enfin : ce n’est qu’une tenue molletonnée de pêcheur, ni pieds ni mains n’en dépassent. Je m’éloigne vivement. Au soir, j’apprendrai qu’un chalutier de 13 mètres a coulé au large de l’île Pine et que le bulletin du phare de l’île Egg était : ciel couvert, visibilité de 7 milles, vent de sud-est de 35 km/h avec rafales de 60, vagues de 1,50 mètre, houle de 2 à 4 mètres…
Je dois poursuivre, alors que la mer, dirait-on, éclate en sanglots autour de moi. Garder à chaque instant, grâce au gouvernail que j’actionne avec le palonnier, le meilleur angle d’attaque contre les lames. Prendre appui sur celles qui s’acharnent contre moi. Je ne suis pas même effrayé. Anesthésié plutôt, quoique vigilant. Pas un phoque, pas un pygargue, pas un cormoran. Plus de goélands. Je suis seul, totalement seul, dans ce qu’un novice qualifierait de tempête. Je songe à Gérard d’Aboville et à mes amis qui ont affronté l’océan, à certaines photos du détroit de Magellan où la mer, tourmentée, frémissante, n’a plus rien d’une plaine. Mon étrave s’enveloppe de paquets d’écume qui balaient le pont avant et bondissent jusqu’à mes lèvres desséchées : des milliards de litres d’eau autour de moi, 3 litres d’eau douce derrière mon siège, mais rien à boire ! Le brouillard commence à tomber. De loin en loin, je crois entendre la trompe du phare invisible. Je sors la boussole. En vain : la houle plaque l’aiguille aimantée contre le cadran. Une vaste trouée entre l’île Calvert et la côte échancrée de fjords et de baies devrait se présenter au nord. Emporté par le flux, je m’engouffre dans Smith Sound, de sinistre réputation aussi, avant de comprendre ma méprise.
De nouvelles déferlantes ourlent les rochers Dugout d’une crinière longue de plusieurs centaines de mètres. En dépit du danger, le contraste de l’écume et des eaux smaragdines me fascine, comme me fascine l’envolée des embruns. Parfois, une bourrasque soulève la pelle émergée de ma pagaie double, menaçant de l’arracher ou de me déséquilibrer. Au rythme lent de la poussée de mes bras défilent sur la rive les genévriers et les sapins rabougris. Sans hésitation, je traverse le débouché de Rivers Inlet. Au-devant, avec son cap, l’île Calvert et ses masses montagneuses épargnent à Fitz Hugh Sound les humeurs de l’océan. Je surfe sur les vagues, vers cette simple baie vaste comme la Gironde. À bâbord, en cette fin d’après-midi, je devine Safety Cove où, à l’été 1792, George Vancouver abrita ses vaisseaux, tandis que ses lieutenants achevaient au nord leur exploration en chaloupe. J’aperçois enfin le phare de l’île Addenbroke, à l’est de la baie, et pique droit sur lui. Qu’importe l’éloignement du rivage ? Que peut-il vous arriver quand vous avez échappé aux battures du cap Caution ?
Les deux gardiens du phare viennent à ma rencontre. Nous hissons le kayak jusqu’au ponton où un palan finit de rouiller. J’ai le plus grand mal à marcher. Douze heures durant, je suis resté assis, les pieds rivés au palonnier ; douze heures durant, j’ai pagayé sans le moindre répit, sans manger ni boire. Et grâce au vent et aux marées, j’ai couvert l’incroyable distance de 85 kilomètres ! Mais au mal de mer succède la nausée. Tout remue sous mes pieds tandis qu’une douleur lancinante me brûle le bras gauche. Après l’épreuve du détroit de la Reine-Charlotte, rien ne saurait être pareil : elle a valeur d’initiation. Toujours je comparerai les intempéries et les éléments rencontrés à ceux que j’ai affrontés ce jour-là. Je suis enfin entré dans mon voyage.//p. 57-61
Rivière Swift, bassin de l’Anvik//Le gros thermomètre apposé au tronc d’un tremble affiche – 25 °C quand l’aube pointe, blafarde. Dean et moi halons le canot qui contient mon bagage. Sur la rivière gelée, il tire sa proue tandis que je pousse la poupe. Il s’agit d’augmenter le plus possible notre surface de pression pour ne pas passer à travers la glace. Pas à pas, nous franchissons ainsi la rivière. Puis, après avoir serré longuement la main de Dean, je disparais dans les taillis tandis qu’il rebrousse chemin…
Deux jours durant, les frimas m’encerclent. Seules, de loin en loin dans les clairières de la rive droite de l’Anvik, les épinettes noires émergent de ce monde brouillé, toutes tordues par les vents hivernaux. C’est en empruntant les coulées animalières que je les relie. Les orignaux, secouant le givre des herbes hautes, ont laissé la marque de leur passage ou de leur remisage. Quand les ruisseaux coulent encore, le bruit des eaux vives est atténué par la neige qui resserre son étreinte au-dessus d’elles. Tout se file un cocon : l’air, les plantes, les couleurs et les sons. Aussi ma surprise est-elle grande lorsque, par-delà un surplomb de la Swift, j’entends des hurlements. Puissants, tonitruants, répercutés par les flancs du défilé. Là-bas, les loups s’élancent, guéent en quelques bonds le torrent, s’ébrouent et fuient en soulevant des flocons entre les saules. Ils rejoignent les couverts de l’ubac, où je les perds. La scène, irréelle, n’a duré qu’un instant, mais les traces sur la berge attestent que je n’ai pas rêvé. Étaient-ils six, huit ? Comme je regrette que ces empreintes ne me livrent pas le secret de la troupe ! Hélas, je ne suis pas un chasseur du Subarctique !
Les empreintes du gibier sont au chasseur ce qu’une note manuscrite est au graphologue. Celui qui n’est pas versé dans cette discipline ne percevra rien à partir d’une écriture, à moins que, doué d’une grande intuition, il n’y décèle seulement la sensualité, l’intelligence, le dynamisme… ou la maladie du sujet. Mais, si la graphologie s’apprend dans les manuels, il n’en va pas de même de la lecture que les peuples chasseurs, pêcheurs et cueilleurs peuvent faire de leur milieu. Dans son étude Of Wolves and Men, Barry H. Lopez relate la sortie qu’un jeune zoologiste, Robert Stephenson, fit en compagnie d’un des Nunamiut d’Anaktuvuk Pass, seul village du versant nord de la chaîne de Brooks. L’Eskimo avait désigné une trace sur le sol moussu ; elle était si ténue que le zoologiste devina juste sa concavité. Une louve blanche, qui gisait à 150 pas de là, bondit alors sur ses pattes et fixa les deux importuns avant de détaler. Puis un rouge-gorge circonspect se posa brièvement à l’emplacement qu’elle venait de quitter. De tout cela, le dénommé Bob Ahgook conclut à la présence d’une tanière. Et Stephenson s’étonna d’avoir manqué de noter l’empreinte, de penser que la louve se remisait à proximité, d’identifier l’oiseau, d’observer que ce dernier avait emporté quelques poils dans son bec, de ceux que la femelle avait perdus autour de ses mamelles. D’où il aurait dû déduire que la louve allait mettre bas et que sa tanière était proche… À partir d’une seule empreinte, les Nunamiut devinent parfois la couleur d’un loup, ou s’il est atteint par la rage. Cela semble impossible ? Ces chasseurs ont constaté qu’une empreinte qui dépasse 14 centimètres de largeur est le plus souvent laissée par un mâle noir, ils savent aussi d’expérience qu’un loup enragé est sujet à une tension musculaire qui ne rétracte guère les coussinets de ses pattes quand il progresse en terrain sec. Un tel raisonnement par induction est renforcé par l’identification spirituelle d’un prédateur à l’autre, comme le montre l’auteur de Rêves arctiques :
“Le loup et les Nunamiut aiment la viande de caribou et connaissent les lieux propices à sa chasse. Ils savent où les spermophiles sont délectables. Où ramasser les framboises. Un bon endroit pour échapper aux moustiques. Où les lupins fleurissent dès le mois de mai. Où se trouve le rocher qui ressemble à un grizzli. Où les ruisseaux coulent encore au mois d’août.”
Ces réminiscences de lecture me sont plus insupportables que l’enfoncement de mes jambes dans la neige, mon dos trempé par l’effort, mon cou démangé par les aiguilles d’épicéa ou mon visage fouetté par les branches. Elles soulignent cruellement mon handicap d’être frustré de la perception et de l’observation développées du monde naturel, des animaux que je côtoie souvent sans noter leur trace, leur odeur ou même leur présence. Comme si j’étais privé d’un sens capital. Bien que je sois capable des plus grands efforts physiques dans mon désir de découvrir ce monde, ma représentation en reste quasi cérébrale. Sinon, je pourrais contempler chaque soir les loups en fuite, et ne plus uniquement les retrouver dans mes rêveries.
Dans ce défilé de la Swift, je pressentirai d’autres présences animales. En bordure de son cours toujours vif, je flaire un effluve, comme les remugles laissés par un clochard. Je reviens sur mes pas, repasse et décèle à nouveau cette odeur de bête. J’inspecte le sol entre les branchages. Des traces d’ours ! Il vient sans doute de croiser ma piste pour descendre le talus vers les rocs verglacés de la rive. Quelques poils, bruns, pendent à des ramilles. Je m’en saisis et les hume : j’y retrouve l’âcre odeur du gibier. Est-ce de cet ours que j’entendrai la course, battant les branches d’un bosquet en amont ? Une vaste cuvette se déploie devant moi, encombrée par les derniers arbres de la forêt. Je m’élève le long d’une croupe pour l’éviter et retrouver un réseau de crêtes, où je puis me guider à la boussole. Avant de débuter l’escalade, je reprends mon souffle en contemplant derrière moi la marque que j’ai imprimée au paysage. Elle ne durera guère…
À mesure que je progresse, c’est le monde de la taïga qui s’estompe pour laisser place à celui de la toundra. Les sources d’Otter Creek, des rivières Golsovia et Klikitarik n’entretiennent plus que dans leurs vallons, très enneigés, l’illusion que la forêt survit à l’air marin, aux bourrasques. Partout sur les hauteurs, la neige prend déjà ce modelé que l’hiver approfondira : les congères s’étendent derrière les amas de rochers ou au creux des versants, les zatrougui se développent en prenant appui sur le roc, au gré des vents. Hormis quelques empreintes de renard et d’un orignal sur la Golsovia, je ne découvrirai que les restes d’un lagopède. Ses osselets, son sang aussi, parsèment le cercle du drame dont le responsable est trahi par ses ailes, imprimées avec précision à la périphérie. Si j’en juge par leur taille, ce doit être un gerfaut, un gerfaut qui a fondu sur une perdrix des neiges pour la déchirer avec son bec en la comprimant dans ses serres. Comme celui de la taïga, le monde silencieux de la toundra parle à qui l’observe.//p. 289-292
Shishmaref, île Sarichef//À l’instar des Sherpas qui ne foulent jamais d’eux-mêmes les sommets himalayens, des voisins du Nyiragongo qui ignorent son lac de lave ou des riverains de l’Amazonie qui ne peuvent rien savoir de ses sources, les Iñupiat méconnaissent le détroit de Béring. En anglais, ils le désignent par ocean plutôt que par strait, confusion répondant au terme tariuq – “sel” – qui, en iñupiaq, désigne toute étendue marine. Quiconque veut entreprendre la traversée du détroit de Béring se heurte à cette confusion sémantique. Respect teinté de terreur pour l’océan, ignorance du détroit, consacrée par sa fermeture politique entre 1948 et 1987. Mes questions à son sujet restent pourtant élémentaires : à quelle date et d’où tenter son franchissement hivernal ? Quels moyens employer, quelles conditions attendre ? Qu’en est-il des courants et de la banquise ?
Après-demain, 17 mars, la lune sera pleine. À mon arrivée à Shishmaref, je me lamentais chaque matin de la coloration des nuages du large. Leur trame grisée tenait à la réflexion des eaux et prouvait l’existence d’immenses brèches dans la banquise, à quelques kilomètres seulement ! Depuis quatre jours toutefois, le thermomètre affiche – 45 °C : l’hiver réenglace le détroit. Les nuages retrouvent au large leur blancheur éclatante. En cette mi-mars aussi, certaines simulations météorologiques m’apprennent que les dépressions atmosphériques successives issues de la mer d’Okhotsk devraient faiblir au-dessus du Kamtchatka pour mourir en mer de Béring. Ce point est crucial : leur passage engendrerait sinon un suroît qui rouvrirait la banquise du détroit en quelques heures. Les télécopies reçues attestent la présence d’un anticyclone qui, en isobares concentriques, couvre l’océan Glacial Arctique. Aucun front majeur de perturbations n’est donc attendu pour la fin de la semaine, voire le début de la suivante.
Lune bientôt pleine, chape de froid et prévisions météorologiques coïncident pour me convaincre de l’opportunité d’une tentative. Toutefois, mon départ subit un retard de deux jours. L’annonce que je cherchais un coéquipier m’a fait tardivement connaître un certain Warren, prêt à se joindre à moi pour peu que je consente à payer son retour. En dépit de ses yeux qui affichent sa consommation de marijuana, j’ai cru à la bonne foi et aux capacités de “Mich”, ainsi qu’on le surnomme ici. Je me disais que ce sosie du héros – au demeurant japonais ! – du film Agaguk, d’après le succès de librairie d’Yves Thériault, serait mon Zorba ! Que les oppositions Eskimo/Blanc, savoirs concret/abstrait, équipements coutumiers/synthétiques se révéleraient intéressantes. Considérant sa chevelure flottante, son parka et ses mukluk, je me répétais que Warren Kiyutelluk ne manquerait pas d’apporter une touche autochtone à l’exploit puisque, de mémoire eskimo, le détroit de Béring restait inviolé l’hiver. Toutes proportions gardées, je ferais un peu comme sir Edmund Hillary qui, en 1953, avait associé le sherpa Norgay Tenzing à sa propre victoire sur l’Everest. Cette présence à mon côté accroîtrait aussi mes chances de réussite et de survie, quoique Mich m’eût expliqué d’emblée qu’il ne connaissait de la glace que ce que ses expéditions printanières de chasse au phoque lui avaient appris. Depuis que le maire de Shishmaref m’avait raconté sa dérive au large du cap Espenberg, j’avais compris que la connaissance de la banquise autre que littorale était perdue. Cette mésaventure, la dernière en date d’un villageois, remontait à janvier 1962 (le mois et l’année de ma naissance) : Bill Barr et son compagnon avaient dérivé une semaine avec leurs attelages de chiens. Ce récit a constitué l’un des nombreux avertissements reçus car l’Eskimo préfère relater son expérience, incident ou tragédie, plutôt que de décréter possible ou impossible une gageure. Il ne conseille pas de tenter la traversée à partir de Wales, de Mitletukeruk, d’Ikpek, de l’île Sarichef, du cap Espenberg – voire de la pointe Hope ! –, mais évoque les courants puissants à tel ou tel endroit de la côte, les murailles d’icebergs entrevues ici, les failles soupçonnées là. Il ne mentionne pas janvier ou février, plutôt que mars : il dit que chaque année est différente, que la banquise est changeante, que les courants sont variables. Il ne faut pas seulement juger ces réponses comme teintées d’ignorance ou de méfiance, mais aussi comme révélatrices de l’attachement au libre arbitre que manifestent les chasseurs iñupiat, respectueux de mon entreprise. La mise en garde contre la puissance et l’imprévisibilité de tariuq, l’océan, restait implicite dans leurs récits.
Mais revenons-en à Mich. Alors que j’essayais, via la Commission régionale du détroit de Béring, d’obtenir son autorisation d’entrée en Sibérie, il occupait la geôle municipale ! À 6 heures du matin, il avait frappé à la porte de la maisonnette que Clifford avait mise à ma disposition : ivre mort et le visage tuméfié par les coups, il serinait qu’il m’accompagnerait, qu’il soutiendrait ma tentative. Dans le froid cinglant qui devait alors tuer sur le pavé d’Anchorage le frère adoptif de Shirley, je dus ensuite traîner Mich jusqu’à son canapé, avant qu’on ne vînt l’arrêter. La cuite de Mich avait dû être arrangée par les siens qui ne voulaient pas le laisser risquer sa vie avec la mienne. Néanmoins, je me réjouissais encore de sa compagnie, même si je n’osais y croire pour rester psychologiquement apte à réaliser seul mon défi. Quoi qu’il en fût, la difficulté des procédures administratives, en dépit du fait qu’aucun visa n’est requis pour les riverains du détroit, m’interdit de l’emmener. Je perdis ainsi deux jours à tenter de démêler l’écheveau administratif que la municipalité réemmêlait dans mon dos. Rien ne me permet aujourd’hui de rappeler la cohorte de pensées contradictoires qui, jour après jour depuis le cauchemar de décembre dernier où je me vis pour la première fois dérivant sur la glace, m’assaillit au cours des préparatifs. Ne reste maintenant qu’à taire mes angoisses, la peur et le doute, pour me retrouver seul, enfin, face à la sauvage majesté de la banquise.
Sous la neige amoncelée, Elsie Weyiouanna, la mère de Clifford, a retrouvé l’un des gros phoques abattus à l’automne. Deux nuits durant je dors près de sa carcasse qui décongèle sur le sol du bungalow, tandis que son regard translucide rappelle l’effarement de sa mort. Après que Shirley l’a dépecé au moyen d’un ulu, je le traîne au-dehors pour le fendre à la hache. Sur la neige, dans l’air saisissant de froidure, je découpe ensuite l’animal au couteau. Ses viscères souillant la neige autour de moi, je taille sa graisse et sa viande en cubes assez gros pour qu’un chien ne puisse les avaler d’un coup. Je remplis chacun des trente sachets Ziploc, hermétiques et doublés, de trente de ces cubes. Bien qu’il me reste encore des nutriments pour chiens, je récupère aussi des harengs gelés et du saumon séché. Cette nourriture devrait suffire à alimenter mes neuf chiens pendant huit à douze jours, selon l’effort exigé d’eux. Red, pas mon Red d’origine mais celui que j’ai échangé à Brevig Mission, et Fox, qu’un homme m’a donné alors qu’il s’apprêtait à l’abattre, feraient les frais de toute dérive imprévue sur la banquise, au-delà de la dizaine de jours impartis…
Warren Sinnok renforce les lisses du traîneau et en vérifie chaque écrou ; Bessi, sa débrouillarde épouse, attache doublement la ligne de trait, qu’elle a allongée : je veux pouvoir disposer Bill seul en tête, car il m’obéit le mieux. Puis je troque mes excédents de matériel contre deux câbles d’attache pour chiens, avec mes amis Sinnok et, sur leur conseil, acquiers un unaaq. Il s’agit d’un manche de bois au bout duquel est ficelée une pointe métallique longue de 30 centimètres, qui va s’amenuisant. Si, fichée dans la glace, cette pointe ne la perce pas, cela signifie qu’elle est assez épaisse pour permettre le passage.
Vendredi 17 mars. Depuis 5 heures du matin, j’emballe mon attirail. Dans l’air glacial qui fige le moindre souffle, je nourris d’abord les chiens puis charge le traîneau. Emballé dans des sacs plastique, mon duvet vient se loger à sa pointe. Un sac étanche enfermant une tenue grand froid et un duvet, de rechange tous deux, prend place ensuite. L’unaaq, la pelle, la scie à glace, le couteau et mon fusil à pompe se casent de part et d’autre des réserves de nourriture, de toute cette viande de phoque découpée et naturellement congelée. Le matelas-mousse, la tente, d’autres vêtements et même mon ordinateur Powerbook (que je n’ai pas osé expédier en Russie) viennent s’intercaler. Je boucle les sangles du sac de traîneau. L’excitation des chiens est à son comble dès que j’étire la ligne de trait. Et Bessi a toutes les peines du monde à botter mes chiens. Ses doigts, forcément nus, s’engourdissent très vite tandis qu’elle passe une bottine de feutre au-dessus des griffes rétives, et elle n’en retrouve l’usage qu’en les frottant dans l’échine des bêtes. Un à un, j’attelle mes compagnons : Bill et Spice, Buck et Stripe, Red, Fox et Paws, Spooky. Je referme ensuite mon parka : ils savent ce que cette ultime disposition signifie, et jappent d’excitation. À la hâte je serre les mains de Linda, l’enseignante, de Warren, de Clifford et de Shirley, ainsi que d’un ancien de Shishmaref. J’attelle enfin Winner qui, surexcité, attaque déjà la ligne de trait avec ses crocs. Bessi se tient sur l’une des lisses du traîneau, moi sur l’autre. “All right !” : les chiens font sauter de la neige le crochet qui nous retenait. J’esquisse un geste d’adieu à tous les amis rencontrés en deux semaines de séjour ici. Les élèves me saluent depuis leur classe. Je contourne le village, avant de rejoindre le remblai qui renforce la rive du détroit. Bessi saute du traîneau et je m’éloigne plein ouest, seul.
Plus personne n’est en vue. La capuche fourrée que je rabats sur ma tête achève de m’isoler du monde juste quitté. J’espérais qu’une motoneige m’accompagnerait, me ferait la trace sur quelques kilomètres. Rien ! Sans doute le froid, – 45 °C, est-il trop intense pour qu’un moteur démarre. Toute la journée, alors que le soleil incendie la banquise et effiloche lentement sa chape glacée, mon regard embrasse le littoral depuis la montagne Ear, dans mon dos, jusqu’au cap du Prince-de-Galles, sur ma gauche. Un ruban de collines étincelantes là-bas surmonte la ligne irrégulière de la banquise. Dernière vision, qui me rattache au continent dont je m’éloigne. Un immense bonheur m’envahit à l’idée que, pareillement, j’en découvrirai bientôt un autre : l’Asie. Je n’ai aucun doute à ce sujet. Elle est devant, à 160 kilomètres plein ouest. Sus à l’Asie…//p. 418-423
Jean-François Cuignet, lecteur, le 25 avril 2011 : « Ne pas dissocier l’action de la pensée, ne pas juger, aimer et savourer chaque instant, chaque rencontre où l’on ne vous claque pas la porte au nez. Pourtant, dans vos livres, jusqu’ici, pas de leçon de sagesse, même si vous en auriez à faire partager, comme Saint-Exupéry dans Terre des hommes ou Lettre à un otage. Il y a aussi du saint François dans votre démarche et j’aime cela. Bien entendu, je suis admiratif face à l’engagement dans vos aventures, l’effort physique, l’humilité chevillée au corps, comme votre sac à dos de 50 kg. J’ai connu l’eau à 7 °C, pour quelques instants seulement, et en étant payé pour cela : ce n’est pas une partie de plaisir. Traverser les rivières comme vous le faites est une folie pour les humains, et peut-être une sagesse pour Dieu. Sans parler des distances parcourues en un jour, que ce soit à pied, en kayak ou en traîneau. Ceux qui savent ce qu’est l’effort physique apprécieront. » Marion Bouaillée, goingwest.canalblog.com, le 24 avril 2011 : « Ensuite j’ai lu ÇA. Le monstre, l’énorme bouquin qui ne tenait même pas dans mon sac à main. Génial aussi, un récit de voyage tout simple, pas suivi du tout, parce qu’en voyage, on n’a pas tous les jours envie d’écrire. Émeric Fisset est un petit peu taré, il faut bien le dire, puisqu’il voyage toujours seul, et plus c’est compliqué, mieux c’est. Je vous mets la bio que l’on trouve sur le site des éditions Transboréal, histoire de vous donner envie. Par ailleurs cette maison d’édition a une vraie vision de ce qu’elle veut publier, et tout y est bien… lisez par curiosité les autres titres du même auteur, c’est à vous donner envie d’enfiler vos chaussures de marche dans l’instant. Le seul autre ouvrage de lui que j’aie lu il y a quelques mois ne fait que quelques dizaines de pages et s’intitule L’Ivresse de la marche, Petit manifeste en faveur du voyage à pied. » Hélène Dumur, helene.dumur.free.fr, octobre 1998 : « “De Seattle au détroit de Béring” : un long, très long périple, en kayak, à pied, en traîneau à chiens, à travers l’Alaska, bravant l’océan, le grand froid, tous les périls dans une nature tout aussi magnifique que souvent hostile ! On suit l’extraordinaire aventure de cet homme seul, à l’indestructible volonté, qui sait faire naître autour de lui diverses présences amicales, lesquelles, comme une grande chaîne déployée au travers du pays, l’aideront à aller jusqu’au bout de sa quête. On est tellement proche d’Émeric Fisset tout au long de ce voyage que sa fin abrupte surprend et attriste (comme d’ailleurs, elle a dû fort attrister l’auteur). Alors, à quand de nouvelles aventures vraies ? Parce qu’à suivre ce “héros”, on est à la fois dépaysé et riche de tant de choses nouvelles… »
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